Cinéma ethnographique
Le cinéma ethnographique à l’épreuve du terrain (1931-1933)
Pour analyser les films tournés au cours de Dakar-Djibouti, nous disposons avant tout du « carnet cinéma » dans lequel Lutten [27] note, pour chaque bobine, le métrage et le sujet de chaque plan ainsi que le lieu de chaque séquence. Parfois, il précise la date, le diaphragme et l’obturateur de la caméra, ou ajoute entre parenthèses les numéros de photographies ou de fiches correspondant à la séquence filmée. Plus rarement, il souligne aussi la sous-exposition de certains films. Conçu sur le même modèle que les carnets photographiques de la mission, ce « carnet cinéma » s’inspire des enseignements de Marcel Mauss [28] et il est d’autant plus précieux que les rushes de Dakar-Djibouti ont quasiment tous disparus aujourd’hui.
D’après ce document, Lutten a tourné environ 3 200 mètres de film [29] (20 bobines de 110 mètres avec la caméra Éclair et 42 bobines de 25 mètres avec la Kinamo), soit beaucoup moins que les 20 000 mètres prévus [30]. Au fur et à mesure de leur impression, les pellicules sont toutes expédiées à Paris pour y être développées, bien que quelques plans soient traités sur place [31], pour vérifier sans doute la qualité des images. Lorsqu’il se trouve en Éthiopie, Lutten doit d’ailleurs restreindre ses prises de vue en juillet 1932 en raison de la fragilité des films et de la difficulté de leur acheminement pendant la saison des pluies [32].
Si les films et les photographies partagent en grande partie les mêmes images, les premiers privilégient bien sûr les scènes animées au détriment par exemple des portraits et des « types » [33]. Les plus longues séquences rendent compte soit de la fabrication artisanale d’un objet (une poterie en particulier), soit de rites funéraires et sacrificiels dogon ou éthiopiens. Dans les deux cas, ces séquences filmiques redoublent des séries de photographies couvrant simultanément le même rituel ou le même travail. Plus courtes, les scènes de marché ou de danses sont néanmoins fréquentes. Quelques plans, plus rares, concernent également les activités et les déplacements de la mission, les jeux (étudiés par Griaule), ou encore la faune sauvage, notamment les animaux capturés par la mission ou ceux aperçus en descendant le Nil. Enfin, Lutten filme également différents paysages, villages ou monuments en effectuant parfois un « tour d’horizon » avec sa caméra pour obtenir une vision panoramique.
Selon le dispositif d’enquête conçu par Griaule, le caméraman agit en concertation avec les autres membres de l’équipe pour couvrir ensemble un rituel, une fête ou, dans une moindre mesure, des activités ludiques ou artisanales [34]. L’objectif est de tout enregistrer, par divers moyens et selon des angles différents, en se positionnant de préférence en hauteur pour avoir une vue plongeante et/ou circulaire. Lutten applique effectivement cette méthode en filmant souvent avec un trépied depuis un promontoire (rocher, terrasse de maison…), d’après les indications fournies par le « carnet cinéma » et par les photographies.
Par ailleurs, les membres de la mission Dakar-Djibouti reconstituent certaines cérémonies afin de les filmer dans de meilleures conditions et obtenir ainsi des images mieux maîtrisées. À Kita, au Soudan français, les danses observées et photographiées le 14 juillet 1931 sont ainsi reproduites le lendemain pour faire l’objet d’enregistrements cinématographiques et sonores. Le 2 novembre 1931, en pays dogon, ce sont cette fois des danseurs masqués qui sont convoqués devant le campement pour y être longuement filmés [35].