Cinéma ethnographique
De Marcel Griaule à Jean Rouch
Deux documentaires de Jean Rouch sur les Dogon s’inspirent toutefois de la perspective symboliste ou mythologique adoptée par Griaule à partir de 1946. D’une durée de vingt minutes et d’un format 16 mm, Cimetières dans la falaise est tourné par Rouch, assisté de Roger Rosfelder, au début de leur mission Niger de 1950-1951. Les deux hommes ont eu pour professeur Griaule, qui est aussi le directeur de thèse de Rouch. Accueillis à Dakar par Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, ils partent avec eux jusqu’à Sanga, au centre du pays dogon. Au cours de leur séjour, du 8 au 17 août 1950 [99], un Dogon du village voisin d’Iréli meurt noyé et, sur les conseils de Griaule, Rouch filme les rites sacrificiels et funéraires associés à cet accident pendant que Rosfelder s’occupe des enregistrements sonores.
Au terme du montage, qui a lieu au plus tard en 1952, les commentaires de Rouch en voix-off témoignent clairement de l’influence ou de la collaboration de Griaule. Ils reprennent en effet les interprétations symboliques développées par Griaule depuis 1948 à propos notamment du panier-monde, de la « calebasse cassée, symbole de l’oeuf brisé du monde », ou encore des couvertures mortuaires « dont les dessins rappellent les champs carrelés, signes de germination et de résurrection ». En outre, le texte en voix-off décrit parfois ce qu’on devrait voir d’après les écrits de Griaule, et non ce qui est visible à l’écran. Il précise ainsi que les « femmes brandissent des calebasse brisées en signe de deuil » au moment où une deuilleuse tient dans chaque main une calebasse parfaitement intacte [100]. Il compare aussi les champs carrelés à la couverture mortuaire du film, alors que celle-ci n’a aucun motif en damier, contrairement à la couverture noire et blanche qui est à l’origine de cette association dans Dieu d’eau, ouvrage publié par Griaule en 1948 [101]. Le commentaire vient donc corriger la réalité observable.
Tourné en 1974 par Jean Rouch en collaboration avec Germaine Dieterlen, Le dama d’Ambara suit la fête de levée de deuil organisée à Sanga deux ans après la mort d’Ambara Dolo, l’un des principaux collaborateurs dogon des missions Griaule depuis 1931. Ce film couleur de 60 minutes emprunte de nombreux textes ou interprétations aux publications de Griaule et de Dieterlen. En voix-off, Rouch déclame en effet une vingtaine de prières funéraires et d’exhortations aux masques, presque toutes tirées de la thèse de Griaule publiée en 1938 : Masques dogons [102]. Le procédé est d’ailleurs similaire à celui employé, trente ans plus tôt, dans Le Soudan mystérieux.
Rouch reprend également, sous une forme remaniée, deux grands extraits des entretiens entre Griaule et son informateur Ogotemmêli afin d’évoquer les danses des masques, comparées au labeur du forgeron mythique et à un « système du monde en couleur et en mouvement » [103]. Toujours en voix-off, il livre enfin le sens symbolique ou mythologique de différents masques ou actions rituelles en se référant cette fois aux publications les plus récentes de Griaule et Dieterlen, en particulier leur ouvrage commun paru en 1965 : Le Renard pâle [104]. Pour ses commentaires, il se fonde donc sur trois strates de textes écrits entre 1938 et 1965, malgré leurs contenus souvent contradictoires. Des interprétations divergentes peuvent ainsi apparaître d’une séquence à l’autre.
Le masque kanaga, par exemple, est d’abord présenté comme une image du Dieu créateur et du Renard pâle avant d’être associé à un oiseau. Mais ces contradictions importent peu puisque les écrits admirables de Griaule associés parfois à de superbes ralentis ont moins un objectif explicatif qu’une fonction poétique [105]. Cette beauté conjointe des mots et des images est d’ailleurs un autre point commun entre Le dama d’Ambara et l’oeuvre littéraire de Marcel Griaule.