Cinéma ethnographique
Reconstitution versus authenticité
Au retour, Griaule nie pourtant toute reconstitution à des fins cinématographiques. Dans son rapport de 1932, Griaule prétendait déjà, contre toute évidence, que les scènes filmées au cours de Dakar-Djibouti n’avaient « fait l’objet d’aucune reconstitution [52] ». Il réitère les mêmes dénégations lorsqu’on l’interroge sur les films produits à partir des rushes de 1935 :
Les prises de vues ont été faites sur le vif comme de véritables actualités. Il ne faut pas demander aux indigènes une reconstitution, ni même une répétition. Chez eux, tout est spontané […]. Désirant filmer les cérémonies étranges qui se déroulent au cours des funérailles, nous avons dû attendre la mort d’un des habitants du village. Les indigènes, dont nous étions devenus les amis à force de patience et de diplomatie, consentirent à laisser Mourlan opérer librement. Les rites curieux de leur religion, avec tout ce qu’ils ont de profond et d’étrange, se sont déroulés devant nous le plus naturellement du monde. Les documents enregistrés par notre caméra sont donc des témoignages, précis, fidèles et d’une indiscutable authenticité [53].
Pourquoi Griaule refuse-t-il de reconnaître publiquement des reconstitutions qui, à l’époque, sont relativement courantes, même pour des reportages ? Un tel procédé n’est d’ailleurs pas exclu par Marcel Mauss. Celui-ci recommande de « répéter de jour des scènes intéressantes vues de nuit » pour pouvoir les photographier [54]. Mais Griaule prétend archiver une tradition « pure » et « primitive », préservée de toute contamination ou falsification occidentale. Il lui faut donc sauvegarder cette illusion de pureté (de la société étudiée comme des données recueillies) en revendiquant des enregistrements « authentiques », pris sur le vif. En outre, de son point de vue, le cinéma ethnographique, bien plus que la photographie, est censé révéler la vie réelle, voire l’« âme » des Africains et le sens véritable de leurs institutions, grâce à ses images animées et sonorisées. C’est ce qu’il suggère au tout début de son film Soudan mystérieux (1942) afin d’introduire les nombreuses scènes de danses masquées tournées en 1935 :
Si le Soudan nous a révélé ses territoires, ses richesses naturelles, ses possibilités de production, il n’en est pas de même de ses moeurs ni de son âme qu’il garde jalousement et ne révèle avec parcimonie qu’aux observateurs patients. Cette âme mystérieuse et qu’il est si passionnant de rechercher, il la cache tout spécialement dans sa musique, dont les rythmes sont parmi les plus riches du monde, et de ses danses qui atteignent souvent la plus haute signification religieuse. […] Là où l’institution dévoile son sens véritable, c’est dans la danse masquée [55].
Si Griaule se défend de toute reconstitution, il retient pourtant, dans ses documentaires, des plans laissant clairement deviner une mise en scène. Pour un spectateur visionnant Sous les masques noirs (1940), il est ainsi évident que la douzaine de masques filmés en gros plans successifs posent devant la caméra selon un scénario préétabli : d’abord immobile, chacun tourne lentement la tête ou le buste pour s’exhiber de face et de profil. Dans Le Soudan mystérieux (1942), d’autres plans laissent peu de doutes sur le caractère apprêté des scènes tournées : face à un unique tambourinaire, cinq masques différents dansent à tour de rôle dans un endroit désert, dépourvu de spectateur. Mais parce qu’elles font apparaître des détails difficilement visibles lors de l’enregistrement d’un rituel, ces images restent sans doute des documents ethnographiques acceptables aux yeux de Griaule. Dans son livre posthume sur la Méthode de l’ethnographie (1957), les seules reconstitutions qu’il tolère et justifie sont d’ailleurs les gros plans permettant d’étudier à loisir les costumes ou les ornements [56].