Les collectes d’objets ethnographiques
Modalités de collecte : 5. La commande et l’imitation
Sur le terrain, certains objets sont fabriqués à la demande des ethnographes, souvent sous leurs yeux : échantillons de démonstration [76], spécimens aux différentes étapes de leur confection, statuette [77]... Or une partie de ces commandes sont satisfaites par des collaborateurs salariés de la mission, susceptibles de répondre aux mieux aux attentes et aux directives des ethnographes, en particulier lorsqu’il s’agit de copier un objet religieux, de le miniaturiser ou d’en fabriquer un de mémoire. Pour obtenir une reproduction du rhombe de taille exceptionnelle qu’ils ont observé à Yougo-Dogorou, les membres de Dakar-Djibouti s’adressent ainsi à Ambara Dolo, l’un de leurs principaux interprètes dogon [78]. Celui-ci s’acquitte de cette tâche en taillant l’objet 71.1931.74.1994, décrit par la suite dans une note ethnographique de Michel Leiris sur les rhombes dogon [79]. Un tel procédé suit là encore les enseignements de Marcel Mauss : au cours de l’année universitaire 1927-1928, celui-ci recommande de « faire une imitation ou un modèle » d’un objet religieux si le collecteur ne parvient pas à acquérir l’original [80].
Les commandes des ethnographes s’appliquent aussi à des objets convoités qu’ils n’ont encore jamais vus. En 1935, dans l’agglomération dogon de Sanga, Marcel Griaule demande à l’informateur dogon Akoundyo Dolo [81] et à son frère cadet de fabriquer deux masques « singe noir » pour pouvoir observer toutes les étapes de leur confection et pour ajouter des spécimens encore inconnus à sa collection [82]. Le résultat est toutefois mitigé : grossier et atypique, l’exemplaire soi-disant achevé [83] semble être le fruit d’une création originale plutôt qu’une copie ou un modèle, comme le suggère Griaule en évoquant une possible « innovation de la part de son auteur » [84]. Du reste, ce type de masque n’a jamais existé à Sanga, selon d’autres Dogon. Dès lors, quel est le statut de cet objet s’il est moins le témoin d’une culture que le produit d’une relation de travail entre un ethnographe blanc et un informateur dogon soucieux de satisfaire son employeur ?
Une question similaire se pose avec les objets fabriqués par le Sénégalais Mamadou Vad [85], informateur wolof et principal interprète de Dakar-Djibouti entre Kayes et Mopti, au Soudan français (actuel Mali). À Bamako, le 22 août 1931, Marcel Griaule lui demande de confectionner un bonnet de circoncision wolof [86], mais Vad en fabrique finalement cinq ou six, tous de facture singulière, sans équivalents connus [87]. Quatre d’entre eux sont décorés de motifs de couleurs complexes et d’inscriptions arabes représentant, selon lui, différents blasons familiaux. Un cinquième bonnet, présenté comme celui du circonciseur, est orné de dessins à l’encre et de coquillages esquissant un visage humain. À propos des blasons, Vad donne en outre des « renseignements inouïs » [88], rapidement consignés sur des fiches par Griaule. Il joue enfin les modèles photographiques en posant avec l’un de ces bonnets. Or, selon toute vraisemblance, les créations personnelles et le zèle déployé par ce personnage entreprenant et débrouillard visent moins à rendre compte de la circoncision wolof qu’à combler et à éblouir le chef de mission qui l’a embauché.
En 1929 et 1932, les commandes s’adressent également aux peintres, qu’il s’agisse de collaborateurs éthiopiens salariés par Griaule, comme Kassa, ou d’un membre de la mission, comme Gaston-Louis Roux. Griaule confie à Kassa les tâches suivantes : fabriquer des pinceaux [89], dessiner les maquettes des peintures murales de l’église d’Abba Antonios, peindre des échantillons de « silhouettes » décorant les encadrements de porte, et enfin exécuter différentes peintures sur des thèmes imposés (par exemple le mythe du Midaqwa) [90]. De son côté, Gaston-Louis Roux peint, à la demande de Griaule, de nombreuses copies ainsi que cinq aquarelles rendant compte, en couleur, des ruines et des monuments de Gondar [91]. Or une nouvelle ambiguïté apparaît avec ces dessins ou ces peintures, tous déposés au Musée d’ethnographie alors que les aquarelles de Roux et les maquettes de Kassa sont avant tout des documents de travail produits par ou pour les membres de la mission. À l’époque, leur qualité d’oeuvre d’art suffit peut-être à les ranger du côté des témoignages esthétiques et non du côté des relevés ou des observations ethnographiques.