Mission Dakar-Djibouti
Les résultats scientifiques et littéraires
Par son ampleur, ses méthodes, ses collectes, sa médiatisation et ses résultats scientifiques, la mission Dakar-Djibouti a un impact important sur la discipline et sur ses institutions phares. Elle a recueilli en chemin plus de 400 peintures ou manuscrits éthiopiens et environ 3 500 objets, envoyés au fur et à mesure au Musée d’ethnographie du Trocadéro. Conformément aux instructions de Mauss, il s’agit en majorité d’objets courants (ustensiles, vêtements, armes, matériel de pêche, pièges, jouets…), malgré une collecte de plus en plus orientée vers la sphère religieuse à partir de Bamako.
Cette impressionnante récolte comble les lacunes du Musée d’ethnographie et lui permet d’ouvrir une immense salle d’Afrique noire dans la foulée de l’exposition Dakar-Djibouti, inaugurée le 1er juin 1933. Dans des locaux modernes récemment aménagés, 2 500 des objets rapportés par la mission sont exposés dans trois espaces thématiques : ethnographie générale, pêche et peintures éthiopiennes [5]. Entourés de panneaux explicatifs et de photographies prises en contexte, ils sont présentés et documentés selon les nouvelles méthodes muséographiques prônées par Georges Henri Rivière, avec l’objectif de redonner vie à ces témoignages culturels. Dans le même esprit, un somptueux catalogue, rédigé par les membres de la mission, accompagne cette exposition [6].
Au Musée d’ethnographie du Trocadéro, les expériences et les documents acquis au cours de Dakar-Djibouti permettent aussi l’ouverture, en juillet 1933, des départements d’ethnologie musicale et d’Afrique noire, confiés respectivement à André Schaeffner et Michel Leiris. D’autre part, pour les fiches servant à documenter les objets collectés, le modèle établi par la mission devient la norme au musée du Trocadéro pendant plusieurs décennies [7]. À partir de mai 1933, le même établissement organise pour la première fois des travaux pratiques à destination des étudiants de l’Institut d’ethnologie en confiant cet enseignement méthodologique aux membres de Dakar-Djibouti. Par ses répercussions directes ou indirectes, la deuxième mission Griaule contribue ainsi à la rénovation du Musée d’ethnographie et à la création future, en 1938, sous le nom de musée de l’Homme, d’un grand centre cumulant les fonctions de recherche, d’enseignement, de documentation et d’exposition, grâce au regroupement du musée avec l’Institut d’ethnologie. Enfin, pour ses trois autres missions des années 1930, Griaule continuera d’appliquer la plupart des méthodes expérimentées au cours de Dakar-Djibouti : travail d’équipe, collecte massive, autonomie de déplacement, enquêtes à la fois extensives et intensives…
Les documents sonores et visuels rapportés par la mission impressionnent par leur quantité. Avec les 3 600 mètres de film tournés par Lutten, Griaule espérait produire un film grand public, mais les rushs, souvent surexposés, sont finalement peu exploités, mêmes s’ils sont parfois utilisés comme documents de travail pour animer des conférences ou pour découper les mouvements des danseurs dogon. Souvent inédites et d’un intérêt évident, les 6 000 photographies prises en cours de route par Griaule et Lutten servent avant tout à documenter les objets exposés au Musée d’ethnographie ou à illustrer les publications et les conférences des différents membres de la mission. Quant aux 200 enregistrements sonores sur cylindres effectués par le linguiste Mouchet et par le musicologue Schaeffner, ils ont été partiellement transcrits sur le terrain, en particulier les chants de circoncis et les contes recueillis auprès des enfants à Kita et à Bamako.
Des matériaux rapportés, les membres de la mission tirent une soixantaine d’articles [8]. Il s’agit principalement d’études ethnographiques sur des objets, des peintures, des rites, des cultes ou des jeux, mais une quinzaine de textes rendent compte également, sous forme de récits ou de rapports, du voyage et des résultats de l’expédition. Moins nombreux, les quelques articles linguistiques, ethnozoologiques et ethnomusicologiques témoignent néanmoins des ambitions pluridisciplinaires de cette mission scientifique. Sur plusieurs décennies, Griaule, Leiris et Lifchitz publient aussi sept livres issus, partiellement ou totalement, de Dakar-Djibouti : tous ces ouvrages sont des monographies concernant le pays dogon ou l’Éthiopie (jeux, masques, textes « magico-religieux », culte de possession et « langue secrète »), à l’exception d’un récit littéraire – le journal de voyage de Leiris [9] – dont les rééditions successives contribuent aujourd’hui encore à la notoriété ambivalente de la mission. À leur retour, les membres de Dakar-Djibouti contribuent également au succès médiatique de la mission en donnant huit conférences radiophoniques, en acceptant de nombreuses interviews et en publiant leurs témoignages dans des journaux ou des revues grand public, avec l’objectif de donner une image attrayante et moderne de l’ethnographie.